Le 12 décembre, la cour d’appel de Paris rendra une décision importante (prévue initialement le 17 octobre) dans l’affaire dite “French Bukkake”. Les dizaines de victimes des crimes de l’industrie pornographique devront-elles se contenter d’une justice au rabais ?
Quatre ans. Cela fait plus de quatre ans que les 42 victimes qui se sont portées parties civiles dans l’affaire dite « French Bukkake » attendent le procès des hommes qui les ont exploitées sexuellement. Dans cette affaire dévoilant les rouages criminels de l’industrie pornographique française, 17 hommes ont été mis en examen pour viols en réunion, traite d’êtres humains en bande organisée et proxénétisme aggravé.
Les violences que ces femmes ont subies sont insoutenables. Manipulées et prises au piège par un rabatteur, elles ont été violées à de multiples reprises. Le dossier d’instruction contient des centaines d’heures d’images de violences sexuelles extrêmes.
L’une des victimes associe les multiples viols qu’elle a subis à de la torture : “J’ai été violée 240 fois, ce n’est pas de la torture ça ? Quatre-vingt-huit fois sur le bukkake, quarante-quatre fois en une heure. Je sais que j’ai été violée, ce n’est pas ça le sujet, le sujet c’est la torture. Aucun humain n’est capable d’absorber quarante-quatre pénétrations en une heure.”
Ces femmes ont en outre été soumises à des mises en scène et des actes sadiques, volontairement déshumanisants, à des souffrances aiguës, des étouffements prolongés, des pénétrations multiples et simultanées (vagin, anus, bouche), Ces femmes ont indiscutablement été torturées.
Pourtant, la circonstance aggravante d'actes de tortures n’a pas été retenue par le juge d’instruction dans son ordonnance de mise en accusation en 2023. Les circonstances aggravantes de sexisme et de racisme non plus, alors même que les insultes racistes et misogynes pullulent dans les vidéos. La plupart des parties civiles ont donc fait appel de cette décision.
L'abandon de ces circonstances aggravantes est un déni de justice pour les victimes. Au passage, la justice laisse impunie la dimension la plus anti-sociale de ces crimes, leur dimension déshumanisante, raciste et sexiste, ce qui profite aux accusés qui n’auront pas à répondre de l’intégralité de leurs actes. Encourant une peine de 20 ans de réclusion criminelle tout au plus, ils peuvent alors être renvoyés devant une cour criminelle départementale, au lieu de comparaître devant une cour d’assises et de faire face à une peine de 30 ans, voire à la perpétuité.
Cette déqualification inacceptable des violences est rendue possible par la généralisation récente des cours criminelles départementales. Censées répondre à l’engorgement des cours d’assises et améliorer la réponse judiciaire - notamment en matière de viols - ces cours ont en réalité permis l’apparition d’une nouvelle forme de minimisation des viols : les juges d’instruction et les parquets peuvent être tentés d’écarter certaines circonstances aggravantes ayant accompagné les crimes, afin de pouvoir les renvoyer devant une cour criminelle plutôt qu’une cour d’assises. L’affaire French Bukkake en est un exemple flagrant.
Nous, associations, partis politiques et syndicats, attendons beaucoup de la décision que prendra la chambre de l’instruction le 12 décembre. Sept ans après le début du mouvement #MeToo, en plein procès des violeurs de Mazan, nous ne pouvons accepter que les viols soient encore minimisés par l’institution judiciaire et des victimes sacrifiées pour des motifs budgétaires.
Personnalités signataires :
Hélène BIDARD, adjointe à la Maire de Paris en charge de l’égalité femmes-hommes
Danielle BOUSQUET, présidente de la FNCIDFF
Françoise BRIE, ancienne directrice de la Fédération nationale Solidarité Femmes
Laurence COHEN, ex-sénatrice, co-rapporteure de la mission d’information sénatoriale Porno: l’enfer du décor
Marie-Hélène FRANJOU, médecine
Saphia GUERESCHI, infirmière, secrétaire générale du Syndicat National des Infirmières Conseillères de Santé-FSU
Pascale MARTIN, ex-députée
Maud OLIVIER, ex-députée, rapporteure de la loi contre le système prostitutionnel
Emmanuelle PIET, fondatrice du Collectif Féministe Contre le Viol
Céline PIQUES, Commission Violences du Haut Conseil à l’Egalité, rapporteuse du rapport Pornocriminalité
Lorraine QUESTIAUX, avocate et militante féministe
Sabine REYNOSA, militante féministe et syndicale
Laurence ROSSIGNOL, sénatrice, ex-Ministre des droits des femmes
Danielle SIMONNET, députée
Céline THIEBAULT-MARTINEZ, députée
Contact presse : 06 66 29 10 78
La mondialisation se caractérise par une interconnexion entre les individus, les institutions, les lieux et les sociétés, à l'échelle planétaire, à travers une intensification croissante des échanges de biens et de personnes. Cette intensification des flux entre les territoires a engendré un tourisme de masse qui, en dehors des épisodes de pandémie, n'a cessé de s'accroître.
Si de nombreuses personnes voyagent pour se reposer ou découvrir de nouvelles cultures, une relation complexe s'est développée entre le tourisme et la prostitution alimenté notamment par le sexisme, le néocolonialisme et un certain sentiment de supériorité lié à la richesse au regard d'une pauvreté endémique dans certains pays du sud global dont ont su profiter les réseaux d'exploitation pédocriminels. Ces dynamiques ont engendré une augmentation de la demande prostitutionnelle de la part de certains touristes, souvent justifiée par le prétexte "d'aider les populations pauvres" ou de "découvrir de nouvelles pratiques culturelles". Il convient de préciser ici que cette pratique est avant tout le fait d'hommes occidentaux, plus ou moins aisés, qui visent des femmes autochtones et plus pauvres ( même si le tourisme sexuel se pratique aussi dans une moindre mesure au niveau intranational). Une telle homogénéité dans leur profil soulève d'ailleurs plusieurs points qui seront détaillés plus loin. Enfin, ce marché génère des profits considérables pour différents acteurs, tels que des agences de voyages occidentales ou des réseaux de prostitution dans les pays d'accueil, au détriment des nombreuses femmes et jeunes filles contraintes de s'y soumettre.
Revenons sur quelques points-clefs qui ont permis le développement de cette pratique. A l'origine de nombreux lieux de prostitution se sont developpés lors de la colonisation où les colons créaient des maison closes pour "divertir les militaires" . Plus tard, un phénomène similaire est apparu près des zones de repos des soldats américains lors des guerres de Corée et du Vietnam. En effet, ces derniers représentaient une forte demande d'actes sexuels, ce qui a poussé des proxènètes à créer des infrastructures dédiées dans ces territoires.
Enfin de nos jours, l'intensification de la mondialisation a conduit à l'essor du tourisme de masse, grâce à des législations facilitant les déplacements (comme l'espace Schengen) et à l'amélioration des infrastructures de transport (offrant davantage de destinations, plus rapidement et à moindre coût). En 2012, sur un milliard de touristes internationaux, on estime que 10 % choisissent leur destination en fonction de l'offre prostitutionnelle locale . Il convient également de préciser qu'au-delà des femmes, se sont aussi de nombreuses filles qui se retrouvent dans ces réseaux pour répondre à la demande des touristes. Elles sont souvent en situation de rupture familiale, isolées, déscolarisées, et dans des situations précaires, ce qui les rend davantage manipulables pour les proxénètes.
Par ailleurs, la diversité des législations nationales et de leurs modalités d'application ont servi de tremplin à cette exploitation. Dans les pays ayant adopté un modèle réglementariste, la prostitution est traitée comme un métier ordinaire : l'achat, la vente d'actes sexuels et le proxénétisme y sont légaux. Ces pratiques sont encadrées par l'État, qui perçoit une part des revenus générés. Par exemple, en Allemagne, la prostitution rapporte environ 14,6 milliards d'euros par an à l'État , soit plus que le PIB de la Macédoine, estimé à 13,8 milliards d'euros en 2021 .
Néanmoins, l'appât du gain attire également les groupes criminels et les réseaux de prostitution quelque soit le modèle législatif en place, que la prostitution soit interdite (prohibitionnisme) ou que seul le proxénétisme soit criminalisé. Dans ces systèmes législatifs, les réseaux opèrent de manière informelle. Ainsi, la corruption des forces de l'ordre qui bat son plein et l'absence de coopération internationale entretiennent ce commerce lucratif pour les réseaux de prostitution et l'économie locale au détriment des victimes.
Cela nous amène à examiner un autre point concernant les destinations privilégiées par les touristes sexuels. Au-delà de l'influence des législations en place, le choix des destinations s'effectue également suivant le concept « d'imaginaire géographique », qui permet aussi d'éclairer le profil-type de ces clients prostitueurs. Celui-ci renvoie à « l'ensemble des représentations d'autres lieux, paysages, peuples ou cultures mais aussi, (...) les manières dont de telles représentations projettent les désirs, les fantasmes et les valeurs de leurs auteurs ainsi que les rapports de pouvoir entre eux et les objets décrits » .
>>> EN savoir plus : "Lois extraterritoriales en matière de tourisme sexuel impliquant des enfants"
Ainsi, les clients choisissent leurs destinations en fonction de l'image qu'ils ont de ces endroits et de leurs habitantes ( femmes et filles). Ils s'appuient sur des stéréotypes liés à l'apparence physique (peu de pilosité, formes généreuses) ou au comportement supposé (docilité, sexualité débridée), ainsi qu'au statut qu'ils pensent y acquérir. Les régions comme l'Asie, l'Amérique latine, les Caraïbes et l'Afrique sont particulièrement prisées, car elles incarnent, selon eux, un idéal d'« exotisme » montrant ainsi le caractère raciste qui anime ces "prostitueurs".
Ces représentations sont également empreintes de sexisme et de néo-colonialisme. En effet, beaucoup de ces hommes rejettent l'indépendance acquise par les femmes occidentales, perçues comme plus difficiles. En réaction, ils se tournent vers des femmes dites « de couleur », issues de pays considérés comme plus traditionnels ou des communautés les plus discriminées, espérant y retrouver un certain statut et des privilèges. Ils partent du principe qu'en tant qu'hommes, et surtout en tant qu'Occidentaux, ils bénéficieront d'une position dominante sur les femmes locales. Ces idées reposent ainsi largement sur des stéréotypes hérités de l'époque coloniale. Cela reflète une logique de possession et de consommation des « ressources locales » : nourriture, paysages, culture, et, malheureusement, corps des femmes.
En conclusion, le tourisme sexuel illustre une domination multiple : fondée sur le genre, l'économie, l'ethnie et les imaginaires géographiques. Pour ces hommes, il s'agit avant tout d'un moyen de réaffirmer leur contrôle sur les femmes les plus vulnérables et sur ce qu'elles symbolisent. Cette pratique, loin d'être marginale, est alimentée par des législations permissives et un réseau complice attiré par les profits colossaux qu'elle génère. Le processus repose sur les dynamiques capitalistes, au détriment du bien-être de nombreuses femmes et filles à travers le monde. Pour lutter efficacement contre ce fléau, il est impératif de s'attaquer à sa racine : la demande. Cela passe par des politiques rigoureuses visant à responsabiliser les clients, ainsi que par une coopération internationale pour démanteler les réseaux qui en tirent profit. Parallèlement, il est essentiel de promouvoir l'égalité des genres et de lutter contre les imaginaires stéréotypés qui légitiment ce type d'exploitation. Seule une approche globale, intégrant des mesures économiques, juridiques et culturelles, permettra de réduire l'impact dévastateur du tourisme sexuel sur les femmes et les filles à travers le monde.
Emilie BATHILY
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