Après le succès de sa première pièce, Les Survivantes, interrompue en raison du COVID, Isabelle Linnartz réécrit pour la scène Macadam, une œuvre qui raconte le parcours de femmes en situation de prostitution. L’écriture dramatique s’appuie sur des témoignages recueillis par le Mouvement du Nid, conférant à cette lecture une authenticité frappante. Les dialogues, souvent crus, retranscrivent la violence psychologique et physique vécue par les protagonistes, tout en laissant transparaître leur humanité et leur espoir de s'en sortir. Ces échanges donnent une voix à ces femmes, souvent invisibilisées dans la société, explorant leurs histoires personnelles, leurs traumatismes et la manière dont elles s'entraident dans un environnement souvent brutal.
Alors que la pièce s’ouvre sur un extrait du podcast La vie en rouge, nous découvrons ensuite progressivement les cinq femmes protagonistes de l’histoire : Ninja, Blondie, Eva, Cheyenne et Roxane. Nous suivons sur une trentaine de jours leur évolution, exploitées sur une aire d’autoroute par leur proxénète Jock, non loin de la frontière belge. Violences, domination et insultes sont leur quotidien. Nous retrouvons par exemple dans l’une des scènes, Cheyenne, les mains ensanglantées après s’être défendue contre un « client » prostitueur violent, qui l’a frappée et insultée de « négresse », « salope », « pute », avant de prendre la fuite sans payer.
Ces hommes, qui réduisent alors les filles à de vulgaires objets sexuels, disponibles pour répondre à leurs moindres désirs, les klaxonnent avec insistance, comme s’ils réclamaient leur dû. Contrairement à l’imaginaire collectif qui prône que ces clients seraient issus de la catégorie populaire, nous retrouvons des profils et des professions des classes supérieures : des juges, des ministres ou encore des policiers, célibataires, mariés ou pères de famille. Comme l’affirme l’une d’entre elles « plus ils sont puissants, plus ils sont violents ». Dans l’une des scènes, Eva revient après avoir vu un « flic » dans sa voiture et raconte : « je ne devais pas toucher à sa cravate car c’était sa femme qui lui avait fait. Alors, il s’est mis à pleurer parce que malgré tout, il l’aime sa femme, seulement, elle ne répond plus suffisamment à ses désirs sexuels ». Cette réplique met en lumière la façon dont la personne en situation de prostitution est réduite à un instrument destiné à assouvir les frustrations sexuelles des clients, qui ignorent totalement son humanité. Lorsque c'est un policier qui se rend auprès d’une personne en situation de prostitution, cela accentue l'abus de pouvoir et l’hypocrisie du système.
La dimension de la sororité est très présente dans la pièce. En dépit de leurs différences sociales, culturelles et personnelles, ces femmes, non sans humour, se comprennent et offrent à chacune une forme de soutien indéfectible. Le moment où Eva se retrouve en danger, après avoir accidentellement tué un « client » prostitueur, en est un exemple marquant. Plutôt que de se laisser submerger par la peur ou l'indifférence, les autres femmes s'unissent pour l’aider à se sortir de cette situation. Elles mettent de côté leurs propres préoccupations pour s’occuper de découper et cacher le corps. Ce geste de solidarité va au-delà de la simple entraide : il incarne une forme de fraternité qui défie l’isolement auquel ces femmes sont souvent confrontées. Elles se soutiennent non seulement pour leur survie, mais aussi pour préserver leur dignité et leur humanité dans un contexte qui tend à les reléguer au second plan.
Tour à tour, elles abordent comment elles se sont retrouvées dans la prostitution et démontrent comment les événements passés façonnent leur présent. Victimes de réseaux de traite, d’un père incestueux, d’inégalités sociales et de pauvreté, ces femmes se retrouvent emprisonnées dans un engrenage de violence et d’argent. Roxane était cheffe d’entreprise avant d’être licenciée et de devenir escort, jusqu’au jour où, après avoir été droguée, elle s’est réveillée attachée à un radiateur et prostituée de force. Eva est originaire d'Ukraine et, alors que la guerre éclatait, elle a été enlevée, se retrouvant à l'arrière d'un camion avec d'autres jeunes filles. À leur arrivée à la frontière franco-belge, ses amies ont été abattues en tentant de fuir. Eva a été forcée de les enterrer, instaurant un climat de peur et de traumatisme qui ne peut que marquer durablement. Quant à Ninja, son père l’a violée de ses 6 à 8 ans, avant de la vendre à d’autres hommes.
Confrontées à ces violences physiques et psychologiques, elles se réfugient dans l’alcool ou la drogue, de manière à se dissocier de leur réalité quotidienne. Seule Blondie ne reconnaît pas son addiction. Ces substances servent alors d’échappatoire temporaire face à la souffrance et au stress générés par leur situation de prostitution. Elles cherchent à anesthésier leur douleur intérieure, à apaiser les tensions émotionnelles et à se couper de la dureté de leur environnement. L'alcool et la drogue agissent comme des mirages de survie, permettant de maintenir une forme de distance avec les expériences traumatiques et de se protéger émotionnellement.
Nous découvrons également le fonctionnement d’un système hiérarchisé : si c’est Jock qui en est à la tête, Ninja a un ascendant sur les autres filles et les pousse à voir un plus grand nombre de clients pour augmenter leurs gains et exerce une certaine pression sur elles pour qu'elles respectent les quotas imposés par Jock. Elle menace Cheyenne qui n’a eu que 10 clients dans la journée alors qu’Eva en a eu 25. “Nous sommes à 7000€ de chiffre d'affaires mais Jock en veut 10 000€”. Il en faut toujours plus. Ce type d'encadrement est souvent dicté par la peur et la soumission envers ces figures de pouvoir. La prostituée plus âgée ressent une pression constante pour rendre des comptes sur les performances des autres, et parfois elle impose une discipline sévère pour éviter d'attirer l'attention ou la colère de celui-ci. Cette dynamique peut entraîner une relation de domination, où la prostituée plus ancienne devient une figure intermédiaire, contraignant les jeunes à se conformer aux exigences du proxénète, tout en étant elle-même sous son emprise.
La fin de la pièce offre une lueur d’espoir pour ces femmes : alors que Ninja est malade, elle se rend secrètement à l’hôpital, sans en avertir Jock, et découvre l’existence d’une association appelée "l’Appel". Cette organisation propose des programmes de sortie de la prostitution, offrant un accompagnement personnalisé, un revenu modeste et un toit. Touchée par cette opportunité, Ninja parvient à convaincre ses camarades de prendre contact avec l’association. Malgré leurs réticences et leurs craintes, elles hésitent, noyées dans la peur de l’inconnu et l’incertitude de l’avenir. Ce n’est qu’avec l’aide de son fils, Yann, policier, qu’elles parviennent finalement à s’échapper. Grâce à l’Appel, elles commencent peu à peu à se reconstruire. Elles témoignent : “On les hait”, “On les déteste”, exprimant leur rejet profond, en contraste avec les affirmations des “clients” prostitueurs qui, eux, soutiennent : “Elles aiment ça”.
Par ailleurs, cette lecture donne à imaginer une scénographie volontairement dépouillée, qui, par ses jeux de lumière et de sonorités urbaines, plongent le spectateur dans une atmosphère oppressante. Cette sobriété permet de concentrer toute l’attention sur la puissance des récits et l’intensité des performances.
Ainsi, Macadam est bien plus qu’une simple lecture : elle interpelle, elle dérange, elle questionne. L’œuvre dévoile les rouages d’un système qui broie les plus vulnérables, dénonçant avec force l’indifférence sociale et les mécanismes d’exploitation. Portée par la plume engagée d’Isabelle Linnartz et l’écho bouleversant des témoignages recueillis, Macadam est une œuvre essentielle pour quiconque s’intéresse aux luttes pour la dignité humaine. La compagnie des Turbulentes, actuellement en recherche de financements, souhaite trouver un théâtre pour monter la pièce. En parallèle, un court-métrage sera tourné le 15 juin autour du même sujet, prolongeant le combat artistique par l’image.
On ne peut qu’espérer voir un jour cette œuvre pleinement incarnée sur scène, afin que ces voix, trop souvent étouffées, puissent continuer à résonner et à éveiller les consciences. Car certaines histoires ne peuvent rester dans l’ombre.
Par Servane Berthelot
Francine Sporenda, militante féministe franco-étatsunienne et chercheuse spécialisée dans les théories racialistes du XIXe siècle, propose avec son dernier ouvrage La Mystification Patriarcale une analyse approfondie des stratégies de perpétuation du patriarcat. Ancienne journaliste et universitaire, elle a dédié une grande partie de ses travaux à la dénonciation des violences faites aux femmes, notamment dans le cadre de la prostitution. Ce livre s'inscrit dans une démarche féministe avec une pointe d’humour visant à déconstruire les mythes qui pérennisent et légitiment la domination masculine.
Dès la préface, Isabelle Alonso souligne un constat marquant :
contrairement aux sociétés anglophones où la question du patriarcat a fait l'objet d'importants débats, la France est restée relativement silencieuse sur cette question. Or, la déconstruction des dogmes patriarcaux est essentielle pour permettre aux femmes de prendre conscience de leur oppression et ainsi de travailler ensemble pour s'en libérer.
L'ouvrage analyse plusieurs mythes fondateurs du patriarcat : la supposée "pulsion masculine incontrôlable", le rôle d'homme protecteur, l'émotivité prétendument supérieure des femmes, ou encore l'accusation récurrente de "puritanisme" à l'égard du féminisme. F. Sporenda démontre que ces croyances, d'une importance non négligeable, conditionnent la perception sociale des relations entre les sexes et entravent la lutte pour l'égalité. En présentant des arguments solides et documentés avec une multitude de références, elle met en lumière la fonction mystificatrice de ces discours qui poussent les femmes à collaborer, parfois inconsciemment, à leur propre oppression. C’est à l’image de ces discours récents dits de “féminisme libéral” qui considèrent la condamnation de la prostitution et de la pornographie à un rejet puritain de la sexualité.1
Un aspect particulièrement percutant du livre est l'étude de l'évolution du patriarcat, qui a su se réinventer au fil des siècles pour survivre. F. Sporenda oppose ainsi les "sociétés patriarcales archaïques" aux "sociétés néo-patriarcales". Si, autrefois, la domination masculine était explicite et assumée, elle serait aujourd'hui plus insidieuse et fourbe. Le patriarcat contemporain prétend ainsi intégrer certains principes féministes tout en œuvrant pour les intérêts masculins. De fait, des organisations censées défendre les droits des femmes, comme certains "syndicats de travailleuses du sexe", participent à la préservation du système d'exploitation sexuelle des femmes. Cette mise en perspective rappelle que le patriarcat ne s'est pas construit en un jour, mais il est le fruit d'un long processus de domination et d'appropriation des corps féminins.
Un autre chapitre marquant déconstruit le "mythe de l'homme protecteur" à travers des exemples historiques, comme l'incendie du Bazar de la Charité ou le naufrage du Costa Concordia, qui révèlent que cette protection des femmes par les hommes est en réalité une construction sociale servant simplement à légitimer la domination masculine. Lorsqu’un drame survient, les hommes reviennent à leurs instincts premiers, privilégiant leur propre survie et leurs intérêts au détriment de celles qu’ils prétendaient défendre.
Enfin, F. Sporenda analyse la stigmatisation des féministes en colère, souvent dépeintes comme "hystériques", "dangereuses" ou "extrémistes". Cette réaction, typique des sociétés misogynes, vise à neutraliser leur discours et leur combat. L'autrice insiste sur la nécessité pour les femmes de ne pas refouler leur colère ou de la diriger vers d’autres femmes, mais de l'utiliser comme moteur de changement.
La Mystification Patriarcale est un livre impactant pour toute personne souhaitant comprendre les mécanismes d'oppression qui perdurent encore aujourd'hui. Francine Sporenda offre une analyse précise, documentée et percutante du patriarcat, rendant cet ouvrage accessible à toutes celles et ceux qui souhaiteraient avoir un regard pertinent sur le féminisme. Son style incisif, sa rigueur intellectuelle et sa détermination à déconstruire les principes de la domination masculine en font un outil puissant pour la prise de conscience et l'émancipation féministe.
J’aimerais conclure cet article en vous invitant à lire l’ouvrage de Francine Sporenda et en rappelant les mots d’Isabelle Alonso, écrivaine, chroniqueuse et militante féministe, qui signe la préface de cet ouvrage : « Être féministe au quotidien, c’est ça : voir ce que les autres ne voient pas. »
Écrit par Alexandra Verron.
1 La Mystification patriarcale, Francine Sporenda, Chapitre 17. Le mythe des féminismes adjectivés.
>>> https://www.editionslibre.org/produit/la-mystification-patriarcale-francine-sporenda/
La Palme d'Or 2024 a été décernée à Sean Baker pour son film Anora lors du Festival de Cannes le 25 mai 2024. Cette comédie dramatique, variation moderne et brutale de Cendrillon, met en lumière le "travail du sexe" ("sex work") aux Etats-Unis.
La vie d'Anora, dit "Ani", jeune stripteaseuse à New-York prend un tournant inattendu lorsqu'elle croise la route de Vanya, le fils d'un oligarque russe. Ce qui commence comme une "relation tarifée" semble évoluer vers un conte de fées moderne lorsque Vanya lui propose de l'épouser. La nouvelle de ce mariage précipité à Las Vegas remonte jusqu'en Russie. Les parents de Vanya s'y opposent fermement. Alors qu'Ani entrevoit dans son mariage avec Vanya l'opportunité d'ascension sociale et financière, ses espoirs se brisent lorsque débute une course contre la montre pour retrouver Vanya avant l'arrivée de ses parents.
En 2024, la "Cendrillon" contemporaine est une "travailleuse du sexe" américaine, dont le "prince charmant" est un jeune homme irresponsable de 21 ans dépendant financièrement de ses parents. Sean Baker, étoile montante du cinéma indépendant américain, considère que "l'un des thèmes centraux d'Anora, c'est le manque de respect pour les travailleurs du sexe, cette exclusion totale de leur humanité. Dans le film, la jeune femme n'est jamais prise au sérieux ; elle est privée de ses espoirs, de ses rêves et de sa vie. Cela montre à quel point on peut les traiter sans égard..." Il cherche à normaliser le "travail du sexe" en le présentant comme un emploi ordinaire pour lequel Ani revendique ses droits et de meilleures conditions de travail. La comparaison avec Cendrillon sous-tend le film, autant à travers le récit que dans les critiques exprimées. Cette comédie, qui mêle drame et grotesque, déconstruit progressivement le conte de fées que pensait vivre initialement la protagoniste. Le mélange de genres contribue à créer une atmosphère légère nous éloignant de la dureté du sujet. Le réalisateur joue habilement avec les émotions, les couleurs, le cadre, pour nous faire ressentir le désarroi progressif d'Anora. On passe de couleurs chaudes qui dominent la première partie du film, à des couleurs sombres et froides à mesure qu'Ani réalise que leur mariage éclate.
Ce qui nous est vendu dans la bande-annonce comme une love story est en réalité l'histoire d'une relation biaisée et malsaine entre Anora et Vanya. La première partie du film dépeint un personnage féminin confiant, avec du répondant, presque ennuyé par l'homme-enfant qu'elle a en face d'elle. Ani pense être en contrôle. La deuxième partie du film, qui débute par l'altercation entre les hommes de main des parents de Vanya et le couple, brise l'illusion. Vanya, en tant que fils d'un oligarque russe puissant, est celui qui possède réellement le contrôle sur Anora obligée d'annuler l'acte de mariage. Vanya se révèle lâche, en adoptant une posture qui témoigne de leur écart social. Ani reste aux yeux de Vanya une prostituée qu'il paie pour passer la semaine avec lui, qu'il ne distingue pas d'une autre stripteaseuse du club (rivale d'Ani) qu'il paiera également pour une danse érotique. La désillusion d'Anora face à ce constat illustre la vision erronée qu'elle a des relations entre les hommes et les femmes, représentées comme du marchandage.
L'argent constitue le point central de ses relations avec les hommes. Cette thématique met en lumière les dynamiques de pouvoir entre les personnages. On découvre qu'Ani, qui aspire à une vie de luxe, utilise cet argent pour se façonner un personnage et se protéger de sa propre solitude. L'argent gagné semble être un moyen pour elle de conserver un mode de vie superficiel. Elle mentionne très peu sa vie familiale et ses intentions. Son refus catégorique qu'on l'appelle par son prénom lui permet de distancer la véritable Anora du personnage qu'elle s'est créé.
Un journaliste de France Info écrit que : "Anora reflète l'air du temps dans le récit d'une femme, a priori soumise par sa dépendance pécuniaire à l'égard des hommes et qui, en fait, mène le jeu." Le réalisateur a en effet souhaité mettre en scène une femme qui détient le pouvoir et qui en joue. Elle se considère comme danseuse érotique plutôt que comme prostituée, fait valoir ses droits en tant que "travailleuse du sexe" au gérant du club, mais ce n'est pas la protagoniste qui "mène le jeu". Au début du film, elle reste soumise au bon-vouloir de Vanya de la rappeler, de passer la semaine avec elle, de la payer, de l'épouser. Elle ne prend aucune décision, suit les caprices du milliardaire de 21 ans. Bien que le personnage d'Ani soit courageux et intelligent, sa marginalisation fait qu'elle reste indubitablement vulnérable et sous l'emprise des hommes qui l'entourent. Elle est incapable de s'enfuir de la maison des parents de Vanya, incapable de se dresser contre eux et de se rendre compte de la toxicité de l'environnement dans lequel elle évolue.
Cette histoire, dans tous ses aspects négatifs, est peut-être finalement le déclic qu'il fallait pour qu'Ani prenne conscience de la réalité de ce milieu. Les contes de fées n'existent pas – le transfuge de classe ne fut que de courte durée. On retrouve toutefois la fameuse "morale" omniprésente dans les contes pour enfants à la fin du film, la dernière scène laissant penser qu'elle se servira de cette épreuve pour renouer avec Anora. C'est ce que le réalisateur a souhaité faire passer comme message :
"Le film parle vraiment d'identité, de la façon dont les gens se perçoivent et de la façon dont Anora se perçoit et qui elle choisit d'être. C'est ce qui fait presque partie de son travail, d'être différentes personnes. J'ai utilisé cela et j'ai également utilisé le fait qu'elle n'aime pas son vrai prénom, Anora, pour montrer l'évolution de son personnage. Elle est très éloignée de son héritage russe, mais à la fin du film, elle utilise son prénom Anora et se sent perçue comme Anora. C'est une façon de nous montrer l'évolution de la façon dont elle accepte ce qu'elle est."
Bien que l'actrice principale Mikey Madison délivre une incroyable performance, son personnage et la mise en scène par le réalisateur lui donnent un aspect presque cartoonesque. Elle représente l'idée que Sean Baker se fait du "travail du sexe" aux Etats-Unis, considéré comme des relations sexuelles ou des performances érotiques entre adultes consentants. Cependant, raconter l'histoire d'une femme marginalisée et dévalorisée par la société en brisant certains stéréotypes liés à ce système est une chose, mais il aurait été plus pertinent de traiter des racines de cette industrie fondée sur la domination économique, masculine, et sociale qui n'est ni à romantiser, ni à normaliser.
Ecrit par Alexandra Verron et Eva Reboul
À l'image d'une pièce de théâtre, le roman d'Anne Loyer, est découpé en trois actes suivant chacun la vie de trois générations de femmes liées entre elles.
En 1972, Renée n'a que 18 ans et des ambitions plein la tête : elle vient d'intégrer la Sorbonne avec le désir d'apprendre, de saisir chaque opportunité et, surtout, d'écrire. Elle fait face à une liberté nouvelle, celle d'aimer et de disposer de son propre corps, ceci va être brutalement freiné lorsqu'elle tombe enceinte : le choix ne lui appartient pas vraiment entièrement.
En 1992, sa fille Sylvie a toutes les cartes en main pour réussir, mais ses rêves sont bien éloignés de ceux que Renée fait peser sur elle. Elle devra se libérer des attentes des autres et de celle de la société pour faire éclore ses propres aspirations professionnelles et personnelles.
En 2022, Maxime deviendra le lien entre sa mère et sa grand-mère. Inspirée par ces femmes fortes, elle suivra, elle aussi, son propre chemin en les forçant à voir dans leurs différences une véritable union.
Il s'agit d'une fiction familiale intense, explorant les rêves et les aspirations de femmes confrontées aux pressions sociales et aux attentes des générations précédentes. L'auteure nous emmène dans l'intimité et le quotidien de trois femmes, Renée, Sylvie et Maxime, à des époques différentes mais liées par un désir commun de liberté et d'accomplissement.
En 1972, Renée incarne la rébellion d'une jeunesse post mai 68 qui refuse de se voir dépossédée de son destin. Son désir d'étudier, d'écrire, et de vivre librement se heurte aux conventions sociales et aux attentes familiales. À travers son récit, l'auteure rappelle que les femmes ont toujours dû se battre pour faire valoir leurs droits, leurs choix étant fréquemment limités par les normes oppressives de leur époque.
Vingt ans plus tard, en 1992, c'est Sylvie qui affronte à son tour les attentes imposées par sa famille et par la société. Malgré son talent pour la coiffure et son envie brûlante de devenir mère, elle se sent étouffée par les exigences que Renée lui impose et les stéréotypes de genre qui pèsent sur elle. Pour trouver sa voie, elle devra se libérer des désirs des autres et écouter sa propre voix intérieure et ses envies. À travers le personnage de Sylvie, l'auteure montre que la liberté de choix est une lutte perpétuelle pour les femmes, et qu'il est crucial de défendre ses propres rêves, même lorsqu'ils vont à l'encontre des normes établies.
Enfin, en 2022, Maxime reprend le flambeau de ses aînées, traçant sa propre voie avec l'héritage de sa mère et de sa grand-mère en toile de fond. Armée des souvenirs de leurs combats et de leurs convictions, elle refuse de se plier aux attentes sociétales et revendique sa liberté de choix. Elle s'émancipe visiblement des stéréotypes établies et n'aspire ni à tomber amoureuse ni à fonder une famille. La dernière femme de ce trio est davantage ancrée dans les préoccupations de son époque, telles que le réchauffement climatique, et souhaite agir concrètement pour faire évoluer les choses. L'auteure souligne à travers elle que les femmes peuvent briser les chaînes du passé pour construire un avenir qui leur ressemble, en luttant pour des causes qui leur tiennent à cœur.
Le désir de liberté et la quête de soi habitent chaque page de ce livre, et c'est pourquoi je ne peux que le recommander. Les protagonistes représentent trois femmes emblématiques de leur époque, trois âmes en quête d'indépendance, trois figures féminines d'une beauté singulière. Chacune incarne ses propres doutes, aspirations, et leurs destins s'entrelacent pour former une ode vibrante à la sororité et à la féminité.
"On ne devient parents que lorsqu'un bébé est vraiment désiré. Autrement, la grossesse ne concerne que la femme. Si elle ne veut pas la poursuivre jusqu'à son terme, je ne vois pas au nom de quoi on pourrait le lui interdire. C'est la liberté qui devrait primer. Sa liberté à elle et rien d'autre."
Alexandra Verron
Bao a 16 ans. Traumatisée, marginalisée, considérée comme le "vilain petit canard" par sa famille, elle tombe dans la prostitution. Sa descente aux enfers dans ce milieu violent va durer trois ans.
Ce livre-témoignage, écrit à la première personne, immerge les lecteurs dans ce récit bouleversant. A travers un discours sans filtre, transparent, Bao et le journaliste Rémi Barbet retracent la vie de cette jeune fille, décrivent les déterminants et facteurs de vulnérabilité l'ayant conduite vers la prostitution. On retrouve un schéma et des expériences similaires à d'autres témoignages de survivant.e.s : les violences sexuelles dans l'enfance ayant entraîné un traumatisme, la marginalisation et l'exclusion, le décrochage scolaire, la vision biaisée des rapports entre les hommes et les femmes.
Petit à petit, l'adolescente Bao s'efface devant son alter ego, Molly. Elle entre dans un cercle vicieux de manipulation, d'addictions et de violences psychologiques et physiques. Pourtant, Bao témoignera être devenue "accro" au fait de "se prostituer", persuadée que ces conditions de vie étaient meilleures que celles vécues chez ses parents. Cette vision pose des questionnements pertinents sur la manière dont se construit socialement l'illusion du choix – qui s'inscrit en réalité dans une matrice complexe de rapports sociaux persuadant la victime que cette vie est préférable qu'une autre, après évaluation des coûts et bénéfices. Même lorsqu'elle exprime finalement le souhait d'arrêter, quelque chose (ou quelqu'un) l'en empêche : il y a toujours une forte demande des "clients", toujours un nouveau proxénète de plus en plus imprévisible et violent prêt à l'utiliser. Bao se décrit comme enfermée dans une cage mentale, puis physique. N'ayant confiance en personne, surtout pas en les adultes qui l'ont presque tous méprisée et délaissée, l'accusant de mentir sur son viol lorsqu'elle était enfant (y compris sa famille), elle sombre dans un quotidien ultra-violent de domination masculine, économique, sociale, et d'asservissement aux mains de ses bourreaux.
Laissée pour morte sur le parking d'un hôtel par ses proxénètes et prise en charge par les pompiers qui la conduiront à l'hôpital, le calvaire de Bao semble enfin prendre fin. Le chemin de la reconstruction est néanmoins loin d'être un long fleuve tranquille, pour reprendre les mots de sa psychologue, pour cette jeune femme qui débute sa majorité. Par où commencer ? Comment reprendre une vie "normale" lorsqu'on n'en a jamais eu véritablement une ?
Bao entame un long processus de guérison et de reconstruction. Elle réapprend le fonctionnement des relations humaines, qui ne sont pas censées être régies par l'exploitation des hommes sur les femmes à travers des techniques de manipulation et d'intimidation. Elle apprend à mettre des mots sur ses traumatismes, à surmonter sa peur de ses agresseurs en les confrontant à la justice. Elle expérimente le sexe consenti procurant du plaisir, et non comme "relation tarifée" dédiée à la satisfaction de l'homme ou comme remboursement d'une dette. Elle retrouve progressivement son identité propre, et un sens à sa vie :
Ce livre, qui agit comme catharsis permettant à la protagoniste de prendre la parole et de se libérer de ses traumatismes, captive le lecteur tant il parvient de manière simple et efficace à retranscrire les souffrances que peut causer la prostitution chez les plus vulnérables. Ce récit est destiné à parler à tout le monde, et réussit un travail de sensibilisation face aux dangers de ce système d'exploitation. Ce témoignage touchant et émouvant est un premier pas vers la nécessité d'une réflexion en profondeur des dangers et des conséquences de cette prostitution juvénile facilitée, banalisée et amplifiée par le rôle des réseaux sociaux.
Il est urgent de s'intéresser aux déterminants sociaux qui agissent comme déclencheurs, ainsi qu'aux facteurs qui endiguent ce type de situations. Surtout, de s'intéresser aux exploiteurs et acheteurs d'actes sexuels qui maintiennent l'oppression. Une réforme sociale et politique est nécessaire pour mieux comprendre ce phénomène et le combattre efficacement à travers des mesures législatives ciblées, concrètes, et correctement appliquées.
Écrit par Eva Reboul
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