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Last Girl First : les dernières seront les premières.

Interview d'Hema Sibi coordinatrice de l'étude Last Girl First de CAP InternationalLes Last Girls est un terme qui désigne « les dernières » femmes, celles que la société met en marge parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont dans des situations de précarité, des parcours migratoires complexes, parce qu’elles sont racisées et/ou appartiennent à des minorités discriminées. La société accepte donc que ces femmes soient « prostituables ». Aujourd’hui, partout dans le monde ces Last Girls sont surreprésentées dans la prostitution. Du simple fait de leur origine, de leur statut administratif ou encore de leur situation économique et personnelle, elles sont enfermées dans un système patriarcal, raciste et de classe qui les exploite : celui des proxénètes et des « clients » prostitueurs.

 

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Le système prostitutionnel cible et se nourrit des vulnérabilités des Last Girls. Parmi ces facteurs de vulnérabilité, on peut citer la minorité de nombreuses victimes du système. La pauvreté dans certains pays a participé à l’émergence d’un tourisme sexuel mis en place par des réseaux d’exploitation pédocriminels pour répondre à la « demande » des « clients » prostitueurs, comme en Thaïlande et aux Philippines. En France et ailleurs, les proxénètes visent les mineures fragilisées par des ruptures familiales, isolées ou en fugue, le plus souvent déscolarisées. Les filles placées sont surreprésentées parmi les victimes mineures des proxénètes, tombant plus facilement sous emprise. La minorité agissant ici comme un facteur aggravant supplémentaire des vulnérabilités. En Inde, l’étude explore les dynamiques de la prostitution intergénérationnelle au sein des « quartiers rouges » où l’exploitation se perpétue de génération en génération : les femmes sont prostituées de mère en fille, et les hommes sont proxénètes de père en fils.

 

Autre vulnérabilité, la précarité est un facteur majeur favorisant l’entrée dans la prostitution. On le voit par exemple avec la traite des êtres humains où les proxénètes promettent aux Last Girls un meilleur cadre de vie et opportunités économiques si elles viennent en Occident. Derrière ces fausses promesses, ces femmes se retrouvent au final à devoir rembourser leur proxénète des frais engagés pour leur venue. Les réseaux exploitent au maximum leur précarité avec des outils de menace, de pression psychologique et la dette à rembourser. Ces formes d’emprise leur permettent de maintenir les Last Girls en situation de prostitution.

 

De même, le sans-abrisme maintient des femmes en situation d’isolement et de fragilité pouvant les contraindre à une prostitution de survie.

 

Le parcours de vie des personnes en situation de prostitution montre clairement le facteur déterminant de vulnérabilité que sont les violences durant l’enfance. La grande majorité des personnes en situation de prostitution ont été victimes de violences sexuelles (viol, inceste). Ces traumatismes ont grandement fragilisé la construction de l’estime de soi chez ces personnes. Ainsi les violences sexuelles perpétrées dans l’enfance par des adultes se reproduisent dans la prostitution aux mains cette fois-ci des proxénètes et des « clients » prostitueurs.

 

Les personnes LGBT souvent marginalisées et discriminées sont surreprésentées dans la prostitution comme en Thaïlande ou en Nouvelle-Zélande. Enfin, la consommation d’alcool et de drogue sont également des facteurs qui contraignent certaines Last Girls à la prostitution, afin de répondre aux besoins de leurs addictions. Ces addictions sont largement utilisées par les proxénètes pour maintenir ces femmes sous emprise.

Les proxénètes et les trafiquants ciblent toutes ces vulnérabilités pour piéger les Last Girls et arriver à leur fin. Ces dernières cumulent la plupart du temps plusieurs vulnérabilités. Rappelons que ces facteurs ne touchent pas seulement les femmes issues de communautés discriminées, mais peuvent toucher toutes les femmes.

 

En plus de ces vulnérabilités, l’étude « Last Girl First ! La prostitution à l’intersection des oppressions sexistes, racistes et de classe » de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution International, coordonnée par Héma Sibi, démontre comment le système prostitutionnel à l’échelle mondiale se trouve à l’intersection de toutes ces formes d’oppression.

 

Les oppressions sexistes :

 

Le système prostitutionnel se fonde principalement sur une inégalité de sexe entre les femmes et les hommes. Selon l’ONU, 96% des victimes d’exploitation sexuelle dans le monde sont des femmes et des filles. Les femmes sont représentées de manière quasi exclusive dans la prostitution et constituent « l’offre »[1]. À l’inverse, les personnes qui constituent la demande d’achat d’actes sexuels sont quasi exclusivement des hommes[2].

 

La prostitution s’inscrit dans le continuum des violences patriarcales faites aux femmes. Selon les survivantes de la prostitution, la répétition d’un acte sexuel non désiré résultant d’une contrainte socioéconomique, physique ou psychologique est une violence. L’étude relève que près de 2/3 des personnes en situation de prostitution souffrent du syndrome de stress post-traumatique à des niveaux plus élevés que les vétérans de la guerre du Vietnam.

 

Le système prostitutionnel se fonde également sur la déshumanisation et l’objectification des femmes, car il les considère en tant que marchandises. Les « clients » prostitueurs et les proxénètes réduisent le corps des femmes à des parties de leur anatomie. La prostitution fait donc partie de cette tradition patriarcale de volonté de contrôler et d’accéder aux corps des femmes par les hommes.

Les oppressions racistes :

 

Le système prostitutionnel exploite majoritairement les femmes racisées telles que les femmes autochtones, asiatiques, les femmes noires ou les femmes issues des minorités. Cette surreprésentation des femmes racisées au sein du système prostitutionnel est le résultat du colonialisme, de l’impérialisme, de l’esclavage et d’oppressions historiques. Au Canada par exemple, les femmes indiennes, les ‘Natives’ sont surreprésentées dans la prostitution. À l’époque de la ‘conquête’ du Canada, les colons ont instauré les maisons closes, afin de « divertir » les militaires, dans lesquelles se sont retrouvées bon nombre de natives. Cette pratique s’est répétée dans d’autres pays colonisés tels que le Tibet, l’Inde, l’Australie ou encore le Japon. Ces arrivées brutales des colons ont fait basculer les filles et femmes autochtones vers un statut de minorité, sur leurs propres terres. Les envahisseurs, hommes armés, ont imposé de nouvelles règles de conduite au sein de la société, une nouvelle politique de domination commerciale à leur avantage accentuant ainsi la marginalisation des minorités.

Devant le peu de solution de survie à leur disposition, la pauvreté a poussé bon nombre de femmes autochtones vers la prostitution. Le phénomène s’est ancré au fil du temps jusqu’à nous faire croire que la prostitution pouvait devenir une identité pour ces femmes. La réduction en esclavage sexuel des femmes autochtones a contribué à une logique de domination, subordination et d’humiliation qui se perpétue.

 

La prostitution n’a jamais été le plus vieux métier du monde comme on l’entend souvent. Auparavant, au Canada, certaines sociétés autochtones étaient matriarcales : la femme et le sexe étaient sacralisés. Les colons ont cassé ce paradigme et imposé leur propre vision. On voit bien ici comment la prostitution s’est développée sur un système d’inégalités entre les femmes et les hommes, dans lequel ces derniers se sont arrogés des droits pour assouvir des besoins sexuels soi-disant irrépressibles. Aujourd’hui, la surreprésentation des femmes autochtones dans la prostitution est donc le résultat des politiques colonialistes.

 

À l’époque coloniale, la prostitution a également été utilisée comme une arme de guerre pour asservir les autochtones. De même, l’esclavage sexuel, le viol, le mariage forcé, la traite ont été des stratégies de persécution utilisées par l’oppresseur. Cette pratique a été perpétrée sur le peuple des Yazidis en Irak à partir de 2014 : les femmes Yazidis ont été les victimes du système d’esclavage sexuel mis en place par l’État islamique.

 

Ces pratiques sont toujours d’actualité dans les zones de conflits. C’est notamment le cas en Ukraine, où le viole des femmes et des filles est utilisé comme arme de guerre par les soldats russes selon l’ONU[3]. La volonté est toujours la même : imposer une domination et réduire la femme à un statut d’objet. Pramila Patten, Représentante spéciale du Secrétaire général pour la violence sexuelle dans les conflits armés au sein de l’ONU, avait d’ailleurs averti sur le risque élevé de traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle et de prostitution dû aux déplacements des populations ukrainiennes depuis le début du conflit.

 

Le colonialisme et l’impérialisme ont façonné les imaginaires collectifs de nos sociétés actuelles. En Europe, les femmes et filles migrantes représentent en moyenne 84% des femmes en situation de prostitution dans 13 pays[4]. Les femmes « étrangères » sont donc surreprésentées dans la prostitution. Ailleurs aux États-Unis, 40% des personnes en situation de prostitution sont afro-américaines alors qu’elles ne représentent que 13,4% de la population totale aux États-Unis[5].

Les femmes racisées subissent le fétichisme et les fantasmes résultant de la demande des « clients » prostitueurs. Ces Last Girls se voient alors objectivées, stéréotypées, exoticisées et même animalisées. Il suffit d’aller voir sur les sites d’annonces prostitutionnelles : les femmes sont classées par catégories « ethniques » : « africaines », « latina », « blanches/européennes ». Les clients les choisissent selon leurs tailles, leurs couleurs de peau, leurs mensurations, leurs pratiques, ou encore leurs langues. Cette perception raciste des « clients » prostitueurs, envers les femmes racisées en situation de prostitution, est un héritage des imaginaires façonnés par le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavage comme l’étude le démontre. Par ailleurs, cette perception des femmes racisées en situation de prostitution, ou non, entretient les stéréotypes racistes.

 

Les oppressions de classe :

 

Le système de la prostitution touche en premier lieu les femmes en situation de précarité. La pauvreté est un facteur déterminant dans l’entrée et le maintien dans la prostitution. La majorité des victimes de la prostitution sont les femmes exclues de l’économie formelle de la société, et qui ne peuvent pas vendre leur force de travail dans un environnement discriminant.

Par exemple, lors de la crise économique en Grèce, lorsque les mesures d’austérité ont été adoptées dans le pays, elles ont touché principalement les femmes. Pendant cette période, une augmentation de 150% de la prostitution des femmes grecques les plus défavorisées a été constatée. Cet exemple montre à quel point la prostitution s’attaque à celles qui sont vulnérables économiquement.

 

« Last Girl First ! La prostitution à l’intersection des oppressions sexistes, racistes et de classe » montre parfaitement comment le système prostitutionnel se fonde sur l’intersection des oppressions sexistes, racistes et classistes depuis l’ère colonial jusqu’à nos sociétés contemporaines. Aujourd’hui, le système prostitutionnel, tout en perpétuant ces oppressions, se meut vers d’autres formes qui s’adaptent sans arrêt à la demande du « client » prostitueur. Cela a notamment été le cas sur internet avec des viols d’enfants philippins filmés par webcam, en échange d’argent de pédocriminels à l’autre bout de la planète cachés derrière leurs écrans. De même la multiplication de sites pornographiques, proposant des scènes d’une extrême violence et qui touchent les femmes les plus vulnérables, montre que le combat contre l’exploitation sexuelle sous toutes ses formes demeure prioritaire.

Pourra t’on vaincre dans un monde capitaliste où la recherche du profit individuel entraine les pires formes de marchandisation ? Nous le devons à toutes ces femmes pour que les Last Girls ne soient plus les dernières, mais les premières.

 

Références : Last Girl First, recherche conduite pour la Coalition pour l’abolition de la prostitution, par Héma Sibi, chez Éditions libres, 2023, ISBN : 978-2-490403-53-0.

Lien pour acheter le livre : https://bit.ly/40Cxib9



[1] MacKinnon C., Trafficking, Prostitution and Inequality, 2011. MacKinnon.pdf (harvardcrcl.org)

[2] Idem.

[3] ONU info, 6 juin 2022, Les allégations de violences sexuelles en Ukraine se multiplient, note l’ONU, Nation Unies, https://news.un.org/fr/story/2022/06/1121272.

[4] CAP International, Last Girl First, Éditions libre, 2023, page 34.

[5] CAP International, Last Girl First, Éditions libre, 2023, page 27.

 

 

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