Après le succès de sa première pièce, Les Survivantes, interrompue en raison du COVID, Isabelle Linnartz réécrit pour la scène Macadam, une œuvre qui raconte le parcours de femmes en situation de prostitution. L’écriture dramatique s’appuie sur des témoignages recueillis par le Mouvement du Nid, conférant à cette lecture une authenticité frappante. Les dialogues, souvent crus, retranscrivent la violence psychologique et physique vécue par les protagonistes, tout en laissant transparaître leur humanité et leur espoir de s'en sortir. Ces échanges donnent une voix à ces femmes, souvent invisibilisées dans la société, explorant leurs histoires personnelles, leurs traumatismes et la manière dont elles s'entraident dans un environnement souvent brutal.
Alors que la pièce s’ouvre sur un extrait du podcast La vie en rouge, nous découvrons ensuite progressivement les cinq femmes protagonistes de l’histoire : Ninja, Blondie, Eva, Cheyenne et Roxane. Nous suivons sur une trentaine de jours leur évolution, exploitées sur une aire d’autoroute par leur proxénète Jock, non loin de la frontière belge. Violences, domination et insultes sont leur quotidien. Nous retrouvons par exemple dans l’une des scènes, Cheyenne, les mains ensanglantées après s’être défendue contre un « client » prostitueur violent, qui l’a frappée et insultée de « négresse », « salope », « pute », avant de prendre la fuite sans payer.
Ces hommes, qui réduisent alors les filles à de vulgaires objets sexuels, disponibles pour répondre à leurs moindres désirs, les klaxonnent avec insistance, comme s’ils réclamaient leur dû. Contrairement à l’imaginaire collectif qui prône que ces clients seraient issus de la catégorie populaire, nous retrouvons des profils et des professions des classes supérieures : des juges, des ministres ou encore des policiers, célibataires, mariés ou pères de famille. Comme l’affirme l’une d’entre elles « plus ils sont puissants, plus ils sont violents ». Dans l’une des scènes, Eva revient après avoir vu un « flic » dans sa voiture et raconte : « je ne devais pas toucher à sa cravate car c’était sa femme qui lui avait fait. Alors, il s’est mis à pleurer parce que malgré tout, il l’aime sa femme, seulement, elle ne répond plus suffisamment à ses désirs sexuels ». Cette réplique met en lumière la façon dont la personne en situation de prostitution est réduite à un instrument destiné à assouvir les frustrations sexuelles des clients, qui ignorent totalement son humanité. Lorsque c'est un policier qui se rend auprès d’une personne en situation de prostitution, cela accentue l'abus de pouvoir et l’hypocrisie du système.
La dimension de la sororité est très présente dans la pièce. En dépit de leurs différences sociales, culturelles et personnelles, ces femmes, non sans humour, se comprennent et offrent à chacune une forme de soutien indéfectible. Le moment où Eva se retrouve en danger, après avoir accidentellement tué un « client » prostitueur, en est un exemple marquant. Plutôt que de se laisser submerger par la peur ou l'indifférence, les autres femmes s'unissent pour l’aider à se sortir de cette situation. Elles mettent de côté leurs propres préoccupations pour s’occuper de découper et cacher le corps. Ce geste de solidarité va au-delà de la simple entraide : il incarne une forme de fraternité qui défie l’isolement auquel ces femmes sont souvent confrontées. Elles se soutiennent non seulement pour leur survie, mais aussi pour préserver leur dignité et leur humanité dans un contexte qui tend à les reléguer au second plan.
Tour à tour, elles abordent comment elles se sont retrouvées dans la prostitution et démontrent comment les événements passés façonnent leur présent. Victimes de réseaux de traite, d’un père incestueux, d’inégalités sociales et de pauvreté, ces femmes se retrouvent emprisonnées dans un engrenage de violence et d’argent. Roxane était cheffe d’entreprise avant d’être licenciée et de devenir escort, jusqu’au jour où, après avoir été droguée, elle s’est réveillée attachée à un radiateur et prostituée de force. Eva est originaire d'Ukraine et, alors que la guerre éclatait, elle a été enlevée, se retrouvant à l'arrière d'un camion avec d'autres jeunes filles. À leur arrivée à la frontière franco-belge, ses amies ont été abattues en tentant de fuir. Eva a été forcée de les enterrer, instaurant un climat de peur et de traumatisme qui ne peut que marquer durablement. Quant à Ninja, son père l’a violée de ses 6 à 8 ans, avant de la vendre à d’autres hommes.
Confrontées à ces violences physiques et psychologiques, elles se réfugient dans l’alcool ou la drogue, de manière à se dissocier de leur réalité quotidienne. Seule Blondie ne reconnaît pas son addiction. Ces substances servent alors d’échappatoire temporaire face à la souffrance et au stress générés par leur situation de prostitution. Elles cherchent à anesthésier leur douleur intérieure, à apaiser les tensions émotionnelles et à se couper de la dureté de leur environnement. L'alcool et la drogue agissent comme des mirages de survie, permettant de maintenir une forme de distance avec les expériences traumatiques et de se protéger émotionnellement.
Nous découvrons également le fonctionnement d’un système hiérarchisé : si c’est Jock qui en est à la tête, Ninja a un ascendant sur les autres filles et les pousse à voir un plus grand nombre de clients pour augmenter leurs gains et exerce une certaine pression sur elles pour qu'elles respectent les quotas imposés par Jock. Elle menace Cheyenne qui n’a eu que 10 clients dans la journée alors qu’Eva en a eu 25. “Nous sommes à 7000€ de chiffre d'affaires mais Jock en veut 10 000€”. Il en faut toujours plus. Ce type d'encadrement est souvent dicté par la peur et la soumission envers ces figures de pouvoir. La prostituée plus âgée ressent une pression constante pour rendre des comptes sur les performances des autres, et parfois elle impose une discipline sévère pour éviter d'attirer l'attention ou la colère de celui-ci. Cette dynamique peut entraîner une relation de domination, où la prostituée plus ancienne devient une figure intermédiaire, contraignant les jeunes à se conformer aux exigences du proxénète, tout en étant elle-même sous son emprise.
La fin de la pièce offre une lueur d’espoir pour ces femmes : alors que Ninja est malade, elle se rend secrètement à l’hôpital, sans en avertir Jock, et découvre l’existence d’une association appelée "l’Appel". Cette organisation propose des programmes de sortie de la prostitution, offrant un accompagnement personnalisé, un revenu modeste et un toit. Touchée par cette opportunité, Ninja parvient à convaincre ses camarades de prendre contact avec l’association. Malgré leurs réticences et leurs craintes, elles hésitent, noyées dans la peur de l’inconnu et l’incertitude de l’avenir. Ce n’est qu’avec l’aide de son fils, Yann, policier, qu’elles parviennent finalement à s’échapper. Grâce à l’Appel, elles commencent peu à peu à se reconstruire. Elles témoignent : “On les hait”, “On les déteste”, exprimant leur rejet profond, en contraste avec les affirmations des “clients” prostitueurs qui, eux, soutiennent : “Elles aiment ça”.
Par ailleurs, cette lecture donne à imaginer une scénographie volontairement dépouillée, qui, par ses jeux de lumière et de sonorités urbaines, plongent le spectateur dans une atmosphère oppressante. Cette sobriété permet de concentrer toute l’attention sur la puissance des récits et l’intensité des performances.
Ainsi, Macadam est bien plus qu’une simple lecture : elle interpelle, elle dérange, elle questionne. L’œuvre dévoile les rouages d’un système qui broie les plus vulnérables, dénonçant avec force l’indifférence sociale et les mécanismes d’exploitation. Portée par la plume engagée d’Isabelle Linnartz et l’écho bouleversant des témoignages recueillis, Macadam est une œuvre essentielle pour quiconque s’intéresse aux luttes pour la dignité humaine. La compagnie des Turbulentes, actuellement en recherche de financements, souhaite trouver un théâtre pour monter la pièce. En parallèle, un court-métrage sera tourné le 15 juin autour du même sujet, prolongeant le combat artistique par l’image.
On ne peut qu’espérer voir un jour cette œuvre pleinement incarnée sur scène, afin que ces voix, trop souvent étouffées, puissent continuer à résonner et à éveiller les consciences. Car certaines histoires ne peuvent rester dans l’ombre.
Par Servane Berthelot